LE ROI EST MORT
L’annonce est tombée il y a maintenant une heure en ce jour du 4 septembre 2025. Monsieur Giorgio Armani s’est éteint à Milan, entouré de ses proches.
Dans le monde de la mode, on l’appelle Re Giorgio. Et pour cause. Un demi-siècle de recherche, de discipline, d’intuitions heureuses au service du style, de l’élégance, de l’intemporel.

Italie - Milan - 21 novembre 2016 - Giorgio Armani pose pendant la fashion week — Image de andreadelbo
Ma passion pour la mode a été nourrie par le travail de Giorgio Armani. C’est ma grande soeur, Sofia, de sept ans mon aînée qui m’avait assise un après-midi devant le poste de télévision. « Tu vas voir, c’est sublime. » Fashion TV (F pour ceux qui s’en souviennent) retransmettait le défilé Femme de Giorgio Armani. J’avais dix ans. C’était sublime.
Sofia me faisait observer combien tout son travail reposait sur la fluidité. Elle avait raison, les silhouettes semblaient « liquides » tant la coupe était maîtrisée, le corps libéré, les matières de grande qualité. C’était beau, léger, évident. Des années plus tard, je rencontrai au fil de mes lectures le concept japonais du « Ma » qui désigne « l’intervalle », la « distance », l’ «espace » entre deux entités. C’est la recherche de cet « espace » qui crée l’harmonie dans une composition. En musique, cela peut être traduit par le silence qui crée le rythme, en architecture, c’est évidemment l’agencement des pièces et du mobilier, pour l’art floral, c’est la manière dont on laisse s’exprimer la silhouette de chaque fleur et en mode, c’est le travail autour de la circulation de l’air entre le tissu et le corps. Si dans les silhouettes de Giorgio Armani, l’influence des années 30 est très présente et n’est pas étrangère à la fluidité des lignes, il est certain que le Re Giorgio ait fait du « Ma » une voie.
Giorgio Armani avait révolutionné le vestiaire masculin au début des années 80 avec l’introduction dans le monde du prêt-à-porter de la veste dite « déstructurée ». Il avait retiré les rembourrages, les doublures inutiles et travaillé une épaule souple dans la plus pure tradition napolitaine pour obtenir des vestes cousues dans des draps de laine d’une légèreté incomparable débarrassant ainsi les hommes du carcan de ces complets trop carrés, souvent mal coupés.

MILAN, ITALIE - 28 SEPTEMBRE : mannequin marche sur la piste lors du défilé Giorgio Armani dans le cadre de la Fashion Week printemps / été 2016 à Milan, Italie . — Image de fashionstock
Un de mes amis avait fait la rencontre de Monsieur Armani dans le cadre de son travail. Il était chargé de réaliser un reportage sur la demeure milanaise du créateur. Mon ami décrivit un intérieur particulièrement ascétique à l’image de son propriétaire, concentré, peu loquace. Son récit ne me surprit guère. Giorgio Armani avait dit un jour « La règle du luxe est de ne pas ajouter mais de retirer », “La legge del lusso non è aggiungere, ma togliere”.
Je me suis toujours méfiée du superflu.
La petite fille que j’étais faisait retirer le petit volant de son juste-au-corps de danse par sa mère.
- « Mais c’est joli! »
- « Non, Maman, ça ne sert à rien. Et ça casse tout! »
- « Je ne comprends pas. »
- « La silhouette, Maman! Le mouvement! C’est là, pour faire fifille, c’est tout. J’aime pas. »
- « Toujours noir! L’année prochaine, tu veux pas changer et choisir le rose? »**.
Je levai les yeux au ciel. Ma prof de danse en faisait autant à chaque rentrée.
Souvent, les choses que l’on rajoute quand il n’y a pas lieu d’être sont des cache-misère. Ou des entraves au corps des femmes.
La fluidité qui caractérise le travail d’Armani ne s’arrêtait pas au choix du tissu ou de l’exécution de la coupe mais concernait également le genre. Si Yves Saint-Laurent est connu, entre autres, pour avoir fait porter le smoking aux femmes, Giorgio Armani a introduit bon nombre de codes sartoriaux réservés jusqu’alors au vestiaire masculin dans les lignes destinées à sa clientèle féminine.

MILAN, ITALIE - 25 SEPTEMBRE : Giorgio Armani marche sur la piste lors du défilé Emporio Armani dans le cadre de la Fashion Week de Milan Printemps Eté 2016 le 25 Septembre 2015 à Milan, Italie . — Image de fashionstock
Se débarrasser du superflu est la quête d’une vie. Une discipline exigeante, obsessionnelle. Une névrose qui s’accentue au fil du travail accompli et qui finit par s’exprimer à travers tout ce qui fait votre personne: vos relations, votre intérieur avec une mention spéciale pour la cuisine et la salle de bain, votre écriture, la manière dont vous placez votre voix, votre vestiaire, votre activité physique, votre alimentation, votre disponibilité. Voici sans doute pourquoi M. Armani paraissait si peu aimable à l’endroit de mon ami. Se débarrasser du superflu, c’est vouloir toucher à ce qui est et qui sera toujours. Re Giorgio a un jour prononcé cette phrase: « Habille-toi de telle sorte que, lorsque tu vois une de tes photos, tu ne puisses pas être en mesure de lui attribuer une date », “Vestiti in modo che, quando vedi una tua foto, non sia in grado di attribuirle una data”.
J’ai pu voir de mes propres yeux la méticulosité du travail qu’exigeait la quête de l’intemporalité. C’est non sans fierté que nous travaillons aujourd’hui avec trois ateliers italiens qui ont gagné leurs galons au fil de leurs collaborations étroites avec la maison Armani. L’atelier auquel nous avons confié la réalisation de notre future collection de maille est dirigé par une femme extraordinaire. A dix-huit ans, elle perdit sa mère et hérita des fonctions de directrice de l’atelier de maille. Soit elle congédiait les quarante femmes de trente à quarante ans ses aînées, soit elle serrait les dents, essuyait les moqueries et apprenait. C’est Giorgio Armani, en personne, qu’elle eut la chance d’avoir pour mentor et client. Ses anciennes collections occupaient d’ailleurs la place la plus grande dans les archives de son atelier aux côtés de merveilles imaginées par Karl Lagerfeld pour Chanel (une pièce dont je ne me remets toujours pas tant pour sa beauté que pour sa complexité montrant combien de combinaisons sont possibles avec le savoir-faire de la maille ; concrètement, c’était si fin que ça ressemblait à de la dentelle) et d’autres maisons de renom. A l’occasion du premier rendez-vous à l’atelier, la directrice nous expliqua comment leur département de modélisme travaillait tous les jours sur les coupes des pièces dites « essentielles ».
_ « C’est ce qui semble le plus simple ; c’est en réalité, ce qu’il y a de plus compliqué car tout, absolument tout, compte. D’autant plus que la qualité du travail sur une maille se voit à l’envers de la pièce. Vous comprenez ? »
Oui, nous avions compris. Suite à cet échange, nous savions que notre choix d’atelier se porterait sur celui-ci.

Une pièce de qualité qui aspire à l’intemporalité a vu toutes ses composantes travaillées dans le détail pour qu’au final, on ne voie rien et c’est cela qui fait éclater comme une évidence toute son élégance. Cela m’a fait penser à un ami qui travaille comme Maître d’hôtel dans un restaurant gastronomique. La formation pour ces métiers est extrêmement exigeante et le service très codifié, pour autant, ce dernier doit s’effacer.
_ « Quand le client n’a pas eu l’impression d’avoir été servi alors j’ai bien fait mon travail et il repartira avec un bon souvenir. »
Giorgio Armani avait dit un jour « L’élégance n’est pas de se faire remarquer mais de ne pas se faire oublier », « L’eleganza non è farsi notare, ma farsi ricordare ».
A chaque saison, il y avait un défilé que je ne manquais jamais, c’était celui de Monsieur Armani. Quelle sera la suite ? Au dernier show, c’est Leo Dell’ Orco, son partenaire et responsable du bureau du style Homme, qui salua le public. Le roi est mort, vive le roi ?